L'offense
Sur l’île de Brava au XVIIIe siècle, était arrivé un homme issu de la noblesse portugaise. Il a fait bâtir une demeure de style colonial dans la ville de Nova Cintra. Il pratiquait le commerce d’esclave et disposait d’une grande fortune ainsi acquise. Dans sa maison, Dom Carlos, avait une nombreuse domesticité composée pour l’essentiel d’anciens esclaves, désormais métis du Cap Vert et libres.
C’était un homme célibataire. Pour se distraire de son célibat, il n’hésitait pas à forcer la porte d’une chambre occupée par la famille d’une domestique dont il avait croisé le regard. Cette situation aurait ainsi pu durer, mais il est des fois, où la destinée vous joue l’un de ses tours dont elle a le secret.
Un jour, il allait jeter son dévolu sur une jeune fille de la bourgeoisie métisse locale. Bourgeoisie qu’il avait l’habitude de fréquenter depuis son arrivée sur cette île.
Cette jeune personne qui chavira le cœur de Dom Carlos, avait 16 ans. Les biens dont disposaient ses parents, lui avaient permis une éducation digne des jeunes filles de bonnes familles du Portugal. Elle jouait de la harpe, du piano, chantait assez joliment, savait valser, composer de jolis poèmes, broder à merveille, pratiquait l’aquarelle, lisait les philosophes et elle avait l’art et la manière de tenir une conversation brillante avec grâce.
Si cette jeune damoiselle qui, par ailleurs, bénéficiait d’un joli visage, aux traits réguliers, aux yeux couleur noisette et au teint caramel, avait reçu l’éducation qui vient d’être décrite, c’était parce que sa mère, Dona Legea, voulait que cette enfant, objet de ses soins les plus méticuleux et constants, puisse prétendre aux meilleurs partis de Vila Nova da Cintra, et, pourquoi pas, par les liens sacrés du mariage, unisse sa famille à un aristocrate portugais. Après tout, cette noblesse portugaise très présente dans l’île, ne dédaignait pas côtoyer leur demeure et surtout les bals qui s’y donnaient, quatre fois l’an. D’ailleurs, dans la famille Gonçalves, ne murmurait-on pas que Dona Legea, elle-même, pouvait s’enorgueillir d’une ascendance aristocratique française ?
Hélas, pour nous autres humbles mortels capverdiens du vingt et unième siècle, ce qui se racontait à voix basse, en catimini, dans les plus beaux salons de l’île de Brava au dix-huitième se trouve encore relégué dans les limbes de l’Histoire. Faute de documents d’archives accessibles et dignes de foi, accordons donc à ces murmures bruissant à l’ombre rafraîchissante d’um sobrado, le bénéfice du doute.
L’auteure de ces lignes entend d’ici les protestations d’historiens scandalisés par les libertés qu’elle s’octroie avec l’Histoire. Elle se permettra de leur rappeler, avec tout le respect qui leur est dû, que l’Histoire ou plutôt les hommes qui ont fait et écrit cette Histoire, ne se sont pas privés de prendre la plus grande liberté, et ce en toute impunité à travers les âges, avec la destinée de certains peuples dont l’auteure est une descendante, et que par conséquent elle ne voit pas au nom de quoi elle devrait brider son imaginaire, qu’au contraire elle compte poursuivre son cheminement malgré et en dépit de toute objection, quant à l’Histoire, qu’elle tient pour irrecevable.